L'AUTRE IMAGE DE LA RÉALITÉ

 
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PRÉFACE

Malgré l'accélération des échanges dans un monde désormais globalisé, force est de constater que la définition de l'Autre et notre relation à autrui semblent avoir peu évolué. Notre perception passe toujours par le prisme d'une altérité jouant avec les préjugés et les fantasmes ; recyclant les stéréotypes raciaux, sociaux ou culturels. L'Autre a de multiples figures : l'étranger, l'outsider, l'exotique, le marginal, le différent... Quel qu'il soit, son exclusion est possible par le truchement d'éléments historiques, de programmes politiques, d'hypothèses idéologiques ou de propagande médiatique. La question n'est pas qui est l'Autre, mais bien comment on le construit. Comment déforme-t-on la réalité pour stigmatiser un Autre, que l'on peut alors à loisir évincer, exploiter, persécuter ? Comment la catégorisation (raciale, sexuelle, économique, religieuse, sociale, de genre, etc.) est-elle entretenue aujourd'hui ? 

 

"L'Autre... De l'image à la réalité" était le thème proposé par la Maison populaire de Montreuil pour l'élaboration d'un cycle d'expositions en 2017. Cette résidence curatoriale d'une année s'est orchestrée en trois volets, intitulés "Vers l'Autre", "Face à l'Autre", "L'Autre Nous", reprenant la méthode de la discussion : aller vers l'autre, s'y confronter et aboutir à une meilleure connaissance de soi et de l'autre. Il s'agissait, dans un premier temps, de se pencher sur les dimensions anthropologiques et ethnologiques, puis sur les dimensions économiques et politiques, avant d'aborder la question sociale. Les problématiques de ces trois parties sont exposées dans les introductions des chapitres de ce catalogue (p. 12, p.46, p.96) mais je voudrais redire ici, comment, chacun à leur manière, les artistes abordent des questions transversales et des réalités sociales tributaires les unes des autres. 

 

Bien sûr, les postures et les méthodes varient. On peut répartir les artistes en deux groupes : ceux qui travaillent directement avec des communautés et ceux qui appréhendent l'Autre du point de vue moral et éthique. Les premiers s'attachent à témoigner des modes de vie de communautés précises en étant attentifs à éviter l'ethnocentrisme et les hypothèses heuristiques. Les seconds se confrontent aux multiples facteurs qui intensifient les reflexes de division, de séparation, d'opposition.

 

Les processus de création de Nicolas Henry, Patrick Willocq, Olga Kisseleva, SUPERFLEX, Mario Pfeifer et Thi Trinh Nguyen sont basés sur l'échange avec les populations, allant de l'interaction à la co-création, en passant par la collaboration. Certains artistes donnent voix à l'Autre (Henry ; SUPERFLEX). D'autres questionnent la posture à adopter et évitent d'endosser un discours (Nguyen ; Pfeifer). Les derniers interagissent et s'intéressent à la valeur de l'échange en lui-même (Kisseleva ; Willocq).

 

La majeure partie témoigne d'une acculturation, qui prend différentes formes. Syncrétique pour Patrick Willocq, qui inscrit sa pratique artistique au coeur même du rituel Walé et défie l'idée d'une appartenance fixe et immobile. Pluriculturelle pour Olga Kisseleva et Nicolas Henry qui relèvent la difficulté d'une cohésion et d'une cohabitation plurielle. L'assimilation, pour Mario Pfeifer et Thi Trinh Nguyen qui dépeignent des sociétés sur le point de s'éteindre, usées par les colonialismes et les impérialismes. Et enfin, la contre-acculturation pour SUPERFLEX, qui évoque les habitant d'Anjouan, l'une des trois îles des Comores ayant obtenu son indépendance, a contrario de la quatrième, Mayotte, restée française. 

 

Les oeuvres de Santiago Sierra, Pascal Marquilly, Chris Eckert, Thomas Hirschhorn, Beb-deum, Lucy et Jorge Orta, David Blandy et Larry Achiampong s'aftelent non plus aux relations intercommunautaires, mais plutôt aux rapports sociaux à l'échelle du monde. Leurs oeuvres scrutent le quotidien et explorent les domaines du travail, des médias, des idéologies (techno-capitalisme, néo-libéralisme, transhumanisme), pour remettre en cause la place de l'homme et sa valeur. Santiago Sierra et Thomas Hirshhorn provoquent le malaise du spectateur pour susciter sa prise de conscience morale. Lucy et Jorge Orta procèdent eux par le questionnement et le symbole, avant d'engager le spectateur dans l'action et la concertation. Pascal Marquilly et Thomas Hirschhorn détournent les images médiatiques, alors que Beb-deum les métamorphose, mais ils se focalisent tous sur le corps, élément de base de l'égalité humaine. Chris Eckert, David Blandy et Larry Achiampong exploitent la transformation d'un monde contemporain où les modes de communication, d'information et d'expression ont muté. Ils s'interrogent sur la façon dont se forgent les identités culturelles et nationales à l'heure des réseaux numériques. 

 

Au-delà des sujets spécifiques abordés et par-delà la diversité de leurs perspectives, l'ensemble des artistes montrent que, loin de tenir ses promesses, la mondialisation conditionne et uniformise plus qu'elle ne préserve la diversité : qu'elle exclut et divise plus qu'elle n'ouvre à l'Autre. Ils démantèlent aussi les mécanismes économiques, politiques et médiatiques qui fabriquent l'Autre. 

 

S'attaquant au monde du travail, Santiago Sierra, rémunère les individus défavorisés ou marginalisés pour accomplir des tâches malsaines ou inutiles. Il rend visible et dénonce par là-même les méfaits de l'idéologie techno-capitaliste (aliénation des travailleurs, précarisation des employés, répartition inégale des richesses produites).

 

De façon plus large, Mario Pfeifer confronte modes de vie actuels et traditionnels. Il oppose la pêche à la chasse traditionnelles aux industries aliénantes, la vie collective à l'ennui, à la solitude et à l'isolement, la nature aux villes artificielles. La ville est d'ailleurs souvent dépeinte comme un lieu d'indifférence, qui fragmente les individus et les groupes sociaux dans un multiculturalisme rapide et mal assimilé. C'est ce que montre Nicolas Henry dans les séries des Cabanes (fin des transmissions ancestrales, frontières au sein de l'espace urbain, rupture de la relation à la nature...) ou Olga Kisseleva quand elle souligne le peu d'intérêt que nous portons à autrui au quotidien, dans les mégalopoles (How are you ?). Pour Lucy et Jorge Orta, les phénomènes de l'étiolement de la solidarité, la fragilisation des liens sociaux, la disparition du collectif sont déjà tangibles et doivent être réactivés. 

 

D'autre part, les héritages coloniaux associant toujours exploitation économique et politique raciste mutent mais perdurent. Dans Engagement et arrangement de 30 travailleurs en fonction de leur couleur de peau, c'est l'exploitation des minorités raciales que Sierra vise et dans 3000 trous de 180 x 50 x 50 cm chacun, ce sont les immigrants qu'il met en lumière. Cette dénonciation de la discrimination raciale inscrite dan un monde marqué par des flux migratoires unidirectionnels (sud-nord) est également perceptible chez David Blandy et Larry Achiampong. Ils élargissent toutefois la construction du racisme à "un ensemble complexe à la fois économique, culturel, émotionnel et mental". Ils s'interrogent sur la persistance du racisme à l'ère des nouvelles technologies, de la pop culture et de la globalisation : parviendrons-nous à dépasser l'héritage colonial ou le reproduirons-nous sur un nouveau monde ? 

 

Autre levier de fabrication de l'Autre, la représentation médiatique est un enjeu politique majeur, c'est pourquoi diverses réalités coexistent et se chevauchent. Dénoncer l'establishment politico-médiatique aliénant la population en imposant une diversion à la réalité du monde n'est pas nouveau, mais nécessaire. Comme le résume Sierra : "le monde moderne vu par le judas médiatique, pétri de failles et de mensonges, et l'oligarchie politique et technologique aux commandes de la planète, ont subsisté à la réalité crue un décorum confortable composé pêle-mêle de réseaux sociaux, de terrorisme et de fausse démocratie". 

 

Les médias confortent les disparités et participent à l'opposition des hommes, en diffusant des informations partiales. Pour citer Blandy et Achiampong : "Leurs médias parlaient de migrants comme des rats dans une fosse d'aisance, sans rien comprendre du monde civilisé, de son ergonomie, de son esthétique, de ses coutumes et de ses règles". Patrick Willocq va à l'encontre des images d'Épinal de l'Afrique montrées par les médias, qui stigmatisent ses habitants. Les médias manipulent aussi les images. Thi Trinh Nguyen évoque la censure parallèle au contrôle de l'expression de l'opinion publique. Face à des informations édulcorées et instrumentalisées, Thomas Hirschhorn et Pascal Marquilly nous incitent à s'intéresser à ce qui est omis, caché ou tu. Ils défendent la nécessité de rester sensible et en appellent à notre responsabilité morale. Les Pixels-collage s'attaquent à l'autorité dans la production des images, refusant d'accepter une vision des conflits toute communicationnelle, justifiant les guerres et nous les rendant acceptables. Ombres de Chimère, cherche à redonner une profondeur aux images, lessivées par les écrans de télévision, redondantes et éculées. "Le Fantôme de la Raison", le poème associé à la sombre musique de l'installation, décrit les éléments d'une scène de guerre (paysages, odeurs, sons, lumières, corps, objets...).

 

Ainsi, même si la globalisation a transformé "l'inacceptable autre" en un marché en expansion et en allié politique, l'Autre reste l'habitant de cet autre pays qui n'est pas le nôtre. Le conditionnement de nos jugements, suscités par des flux constants d'informations partisanes, transparaît au travers des médiaux sociaux : Babel explore les préoccupations identitaires des habitants de différents pays. Les mêmes sentiments d'insécurité sont éprouvés d'une nation à l'autre, activant crispations et replis. Chris Eckert met en lumière nos réactions émotionnelles, nos égoïsmes, et ce besoin de nous affirmer aussi. Il cible l'évolution lente de nos rapports à l'autre dans de nouveaux modes d'échanges, qui n'empêchent en rien la permanence des préjugés et stéréotypes, comme nécessaires à la catégorisation et aux repères. 

 

Qu'en sera-t-il du futur ? Devenus semblables dans le métissage physique et culturel, les hommes s'apparenteront peut-être à une production sérielle marketée, fonctionnelle. Ben-deum illustre la mise en oeuvre des projets transhumanistes, réduisant le corps au pur objet, dans la poursuite d'une exploitation de l'homme par l'homme. Selon les mots de Ben-deum, il dépeint "l'évolution de notre société contemporaine qui, soumise à la globalisation et à une standardisation outrancière, transforme et réduit toute chose en produit marchand - un monde dont la soif de croissance et de consommation sans limite n'aurait d'autre conséquence qu'une joyeuse autophagie". Blandy et Achiampong nuancent cette vision de l'avenir : "Le post-humain rejette l'anthropocentrisme et considère l'humain comme une construction sociale et culturelle. Après avoir modifié le corps humain, on a changé l'humain, mais il reste humain". Pour Lucy et Jorge Orta également, le futur est moins sombre, si toutefois des efforts de coopération sont menés et si une prise de conscience des problématiques sociétales intervient. Ils nous enjoignent à plus d'indulgence, de solidarité, de fraternité. 

 

Les artistes présentés proposent donc un espace de compréhension du monde qui s'illustre par des images vraies plutôt que réelles. Leurs oeuvres dissèquent nos comportements, analysent l'instrumentalisation de nos perceptions et dénoncent la subjectivité orchestrée de nos identités. Ce faisant, elles luttent contre la disparition de l'Autre et l'effacement de ses différences, mais aussi contre sa défiguration et les amalgames. Sans prétendre pouvoir infléchir le réel, elles nous rendent conscients du présent et nous alertent sur notre avenir. 

Je conclurai par cette citation de Hirschhorn : "Plus que jamais, aujourd'hui, je crois aux notions d'Égalité, d'Universalité, de Justice et de Vérité. Avec mon travail d'artiste, je veux donner une forme qui insiste sur ces notions et les inclut. C'est ainsi que je définis ma mission et pour l'accomplir j'utilise l'art comme un outil ou comme une arme. Un outil pour connaître le monde quand lequel je suis, un outil pour confronter la réalité dans laquelle je me trouve et un outil pour vivre dans le temps que je vis". 

 

Blandine Roselle